Un poste de DG au prix d’une secrétaire ?


lun. 09 avril 2018 • Matthieu Vieira

31 août 2017. En début de soirée, un courriel émanant des salariés permanents de la FFE arrive dans la boîte mail de tous les clubs d’échecs de France. Le syndicat des salariés, créé quelques mois auparavant, y annonce le début d’une grève illimitée jusqu’à la convocation d’une assemblée générale pour statuer sur le licenciement de leur collègue Céline Lagadic, secrétaire de direction. La date n’est pas choisie au hasard : le lendemain doit avoir lieu la « bascule » vers la nouvelle saison. Dès lors, la prise de licences sur le site fédéral est impossible.

Ceux qui n’ont pas suivi l’actualité échiquéenne au cours de l’été découvrent l’existence d’une crise au siège fédéral depuis déjà plusieurs mois. Mais mis à part quelques protestataires, les présidents de clubs ne bronchent pas : les initiatives pour convoquer une assemblée générale n’aboutiront pas. Six mois après, le budget 2017 a été clôturé avec un solde excédentaire en progression par rapport à l’année passée. Alors, licenciement nécessaire pour garantir l’équilibre financier de l’association ou éviction d’une syndiquée ? Récit d’une procédure mal ficelée qui pourrait coûter cher à la fédération.

Les prémices d’un clash

Jean-Jacques Flohic est le secrétaire général de l’union locale CGT des Clayes Sous Bois. Au début du mois de mai 2017, il voit arriver dans son bureau quatre employés de la fédération. Il trouve face à lui des salariés dans une situation de malaise vis-à-vis de leur employeur : « Ils voulaient créer une DP [délégation du personnel] car ils avaient l’impression d’être constamment surveillés et de ne plus pouvoir travailler dans des conditions sereines. » L’employeur n’étant pas obligé de reconnaître les délégués du personnel dans les entreprises de moins de 11 salariés, il leur propose de monter une section syndicale. Céline Lagadic est élue secrétaire de celle-ci et annonce sa création à Bachar Kouatly le 6 juin 2017.

Un mois plus tard, elle apprend qu’elle fait l’objet d’un projet de licenciement économique. Pour M. Flohic, ce n’est pas le fruit du hasard : « On a voulu couper la tête de la section syndicale » juge-t-il.

D’autant que la décision de se séparer de Céline Lagadic a été prise en réalité très peu de temps après ce fameux 6 juin. Quand ? Impossible de le savoir avec précision. Éric le Rol, président de la ligue des Hauts-de-France, a saisi la Commission d’Accès aux Documents Administratifs pour obtenir le compte-rendu du bureau fédéral ayant décidé du licenciement. Il lui a été répondu que la réunion en question n’a pas fait l’objet d’un compte-rendu. En off, certains soutiens de la salariée évincée se demandent carrément si la fameuse réunion a un jour existé.

Le secrétaire général, à qui les statuts fédéraux imposent « [d’établir] les procès-verbaux des réunions du Bureau Fédéral », ne ferait-il pas son job ? Interrogé sur cette absence de compte-rendu, Stéphane Escafre se défend :

Je n’étais pas membre du bureau fédéral quand la décision a été prise.

Une réponse qui indique que le licenciement avait été acté avant la nomination de ce dernier comme secrétaire général de la fédération lors du comité directeur des 17 et 18 juin ; c’est-à-dire dans les 10 jours qui ont suivi l’annonce de la création du syndicat. Un calendrier précipité qui pourrait expliquer la faiblesse des arguments utilisés.

De spécieux prétextes

Alain Saint-Arroman, ancien président de ligue et délégué syndical, a analysé en détail la lettre de licenciement datée du 24 juillet et rendue publique sur le blog de soutien à Céline Lagadic. Il estime que « les ¾ des arguments sont contredits par les faits ». Prenons un exemple avec l’affirmation suivante :

En outre, le nombre de licenciés a fléchi au cours de la saison 2016/2017, ce qui diminue les recettes de notre association.

À partir des données disponibles sur le site fédéral, chacun peut constater que le nombre de licenciés a effectivement chuté en 2016/2017 : une perte de 2 409 joueurs, toutes licences confondues.

Mais dans le détail, plus de 60 % de cette baisse concernait les licences B dont la faible part fédérale (5 € pour les adultes, 1,50 € pour les jeunes) avait peu d’incidence sur les finances. De même, 840 des 904 licences A perdues l’ont été sur les catégories Minimes et moins. Or, il vaut mieux perdre 3 jeunes ayant une part fédérale à 8 € qu’un adulte avec une part fédérale à 26 €.

Surtout, Alain Saint-Arroman rappelle que « l’Assemblée Générale de 2016 a voté une augmentation de toutes les licences A de 1 € ! ». Ainsi, malgré une baisse de 4 % des effectifs sur la saison 2016/2017, les recettes liées aux licences sont passées de 531 k€ à 547 k€ comme le démontrent ces tableaux.

2015/2016 Licences Part fédé. Recettes
A – Min et - 14 146 8 € 113 168 €
A – Cad/Jun 1 185 13 € 15 405 €
A – Sen et + 13 152 26 € 341 952 €
B – Jeunes 25 438 1,5 € 38 157 €
B – Adultes 4 464 5 € 22 320 €
Total 58 385 531 002,00 €
2016/2017 Licences Part fédé. Recettes
A – Min et - 13 306 9 € 119 754 €
A – Cad/Jun 1 200 14 € 16 800 €
A – Sen et + 13 073 27 € 352 971 €
B – Jeunes 24 113 1,5 € 36 169,50 €
B – Adultes 4 284 5 € 21 420 €
Total 55 976 547 114,50 €

« Il ne faut également pas oublier qu’il y a eu de nombreuses augmentations des droits d’inscriptions : interclubs, championnat de France Jeunes… » continue l’ancien président de ligue. « Ça détruit complètement le raisonnement du président fédéral. » Il relève par ailleurs qu’aucune alerte concernant une situation économique difficile n’a été évoquée, ni à l’Assemblée Générale d’avril 2017, ni au Comité Directeur de juin suivant.

Lors de ce dernier en revanche, Jérôme Valenti est intronisé comme futur directeur général1. Car là est la cerise sur le gâteau : Bachar Kouatly souhaite embaucher un ami comme DG. Il écrit pourtant dans la lettre de licenciement envoyée un mois après :

Face à la dégradation de la situation financière de la fédération, un certain nombre de mesures a été mis en place :

[…]

– le poste de Directeur général salarié a été supprimé au 1er semestre 2016 ;

Mieux encore, on trouve plus loin un paragraphe qui montre la fragilité de l’argumentaire :

Ces efforts ne sont malheureusement pas suffisants et la FFE est contrainte de poursuivre son processus de rationalisation et de réduire ses charges d'exploitation en procédant notamment à une diminution de la masse salariale.

En conséquence, nous sommes contraints de supprimer le poste d’Assistante de Direction polyvalente que vous occupez.

Comment justifier le licenciement économique d’une assistante de direction par la volonté de diminuer la masse salariale alors que l’on recrute dans le même temps un directeur général ?

Cette embauche va traîner comme un boulet au pied de l’équipe dirigeante. Alors cette dernière sort les rames et rode sa communication. Dans une interview accordée au Cahier de la Fédé en novembre dernier, Jérôme Valenti se charge du service après-vente : « Une fédération de notre taille se doit d’avoir un DG. » Pourtant, d’autres fédérations font le choix de s’appuyer uniquement sur leur Directeur Technique National. Ainsi, la Fédération Française de Danse, 80 000 licenciés, emploie 7 salariés dont un DTN mais aucun directeur général.

Parallèlement, un autre élément de langage fait son apparition : la fédération ne pourrait pas se développer en conservant toujours les mêmes salariés, ces derniers étant réfractaires à tout changement. Un discours digne d’un DRH ultra-libéral, pourtant parfois tenu par des personnes qu’on a connues plus soucieuses du respect des droits des salariés. André Rasneur, président de la ligue Île-de-France, fait partie de ces syndicalistes au double discours déroutant. Dans un courriel aux présidents de ligue que je me suis procuré, il écrit en septembre dernier :

Je considère que la FFE est prise en otage par des salariés qui entendent ne rien changer à leur façon de travailler et qui n’acceptent aucune évolution de l’organisation de la FFE.

Avec le conflit social actuel à la SNCF, nul doute que l’emploi de l’expression « prise en otage » sera appréciée par ses camarades de la CGT Cheminots2. « C’est de la schizophrénie politique » se désole Alain Saint-Arroman, qui a sa carte dans le même syndicat qu’André Rasneur.

La « rémunération équivalente »

Dans la galaxie des syndicalistes aux convictions volatiles, on trouve également Pascal Lazarre. Organisateur hors pair, il a fondé l’un des plus gros tournois d’échecs de France, les rencontres du Cap d’Agde, qui réunissent chaque année plus de 500 joueurs. Aujourd’hui secrétaire général adjoint, c’est un membre de la garde rapprochée du président Kouatly : « Avec Larbi Houari [conseiller du président], il est dans toutes les décisions » confie un connaisseur du dossier.

Alors le 29 juillet, c’est lui qui se charge de monter au créneau pour justifier le licenciement de Céline Lagadic. Dans un billet publié sur le site fédéral, il écrit :

Jérôme Valenti a […] accepté cette fonction [de directeur général] pour une rémunération équivalente à celle du Secrétariat de Direction.

Une affirmation qui est en réalité un mensonge.

Les doutes commencent lorsque l’on consulte le Grand Livre de la FFE3 :

Date Libellé Débit
31/05/17 Salaires Appointements 15 631,05
30/06/17 Salaires Appointements 15 631,05
31/07/17 Salaires Appointements 15 631,05
31/08/17 Salaires Appointements 18 812,19
30/09/17 Salaires Appointements 27 489,95

Bien qu’elle ait été notifiée de son licenciement le 24 juillet 2017, Céline Lagadic n’a vu son contrat rompu que le 24 septembre, après expiration d’un préavis de 2 mois4. C’est à cette date que lui a été versée son indemnité légale de licenciement, ce qui explique un pic soudain de la masse salariale à 27 489,95 € au 30 septembre. Auparavant, elle a continué de toucher son salaire habituel comme si de rien n’était.

De ce fait, l’augmentation de la masse salariale en août ne peut s’expliquer que par l’embauche de Jérôme Valenti le 1er de ce mois. D’une simple soustraction, on peut ainsi déduire qu’il touche un salaire brut de 3 181,14 € mensuel, soit environ 2 400 € net, pour 24h de travail par semaine.

Après 10 années d’ancienneté, Céline Lagadic touchait elle 2 650 € brut, soit 1 948 € net, pour 38,5h par semaine. À temps de travail égal, Jérôme Valenti serait presque payé 2 fois plus5 que Céline Lagadic : est-ce la définition de « rémunération équivalente » pour Pascal Lazarre ?

Sans compter qu’au-delà du salaire, il faut prendre en compte une série de coûts annexes : Jérôme Valenti habite près de Romans-sur-Isère, une charmante bourgade de la Drôme, et travaille les mardis, mercredis et jeudis à la fédération. Il fait donc les allers/retours chaque semaine Valence TGV/Paris, est hébergé à l’hôtel et touche des frais de restauration. Forcément, cela a un coût élevé : plus de 1 400 € par mois, entièrement à la charge de la fédération. Entre son embauche et le 31 décembre 2017, l’addition de ces frais s’élève à plus de 7 000 €. Des frais que le trésorier a tenté de masquer dans le budget qui sera présenté dans 10 jours en les inscrivant au compte 4301, celui des frais liés au personnel, plutôt que le compte 3418, celui de la direction générale.

Au total, charges patronales comprises, le coût du DG dépasse aisément les 5 000 € mensuel pour un deux-tiers temps. Mettons les choses au clair : ce coût n’est en aucun cas scandaleux pour ce type de poste. Ce qui l’est par contre, c’est que les dirigeants de la fédération aient fait croire aux licenciés que le directeur général était embauché sans que la masse salariale n’augmente et aient maquillé un licenciement par choix politique en un licenciement économique. Les clubs doivent donc en être conscients : Jérôme Valenti coûte plus cher que Céline Lagadic, et Pascal Lazarre, secrétaire général adjoint, n’a aucun scrupule à mentir par écrit public sur le site fédéral.

Les risques encourus

Céline Lagadic a décidé de contester son licenciement devant le Conseil des prud’hommes. Ce dernier devra examiner trois éléments :

  1. le respect de la procédure de licenciement ;
  2. la cause réelle et sérieuse de celui-ci ;
  3. l’existence ou non d’une discrimination syndicale.

Le premier point est déjà délicat. Lors d’un licenciement économique, l’employeur doit convoquer le salarié à un entretien préalable au cours duquel ce dernier peut se faire assister par un conseiller du salarié. Or, Céline Lagadic n’a jamais reçu de lettre de convocation à cet entretien. Ou plutôt, elle n’est jamais allée la chercher au bureau de poste. Car celle-ci était un recommandé non affranchi : elle aurait donc dû payer pour l’accepter, alors que le courrier n’indiquait pas d’expéditeur. C’est donc juste avant de partir en vacances, lorsque Bachar Kouatly s’est présenté au siège fédéral qu’elle a appris son éviction : une méthode qui risque de ne pas être au goût du Conseil.

Puis, les juges détermineront si les difficultés économiques invoquées sont avérées, et si elles sont suffisamment graves pour justifier un licenciement. Dans le cas contraire, il serait reconnu abusif avec les dommages et intérêts qui vont avec : « La moyenne dans ce genre d’affaires, c’est dix mois de salaire brut, plus 10 % au titre des congés payés »6 note Alain Saint-Arroman.

Enfin, si le Conseil juge que le licenciement n’est pas basé sur une cause réelle et sérieuse, alors il est très probable au vu de la chronologie des faits qu’il retienne également la discrimination. « C’est difficile de faire plus grossier » commente l’ancien délégué syndical. Le Conseil pourrait alors déclarer la nullité du licenciement. Céline Lagadic serait immédiatement réintégrée, comme si elle n’avait jamais été licenciée et toucherait des arriérés de salaire pour les mois non perçus. On serait loin de l’objectif d’une diminution de la masse salariale…

L’affaire est désormais entre les mains de la justice. La conciliation, première étape lors d’une plainte aux prud’hommes, a eu lieu le 19 février dernier devant le tribunal de Versailles. Elle n’a rien donné. Bachar Koualty est resté campé sur ses positions et a proposé 3 mois de salaire au titre de l’indemnité forfaitaire de conciliation. L’avocat de Céline Lagadic s’est contenté de sourire.

Le contentieux va donc se poursuivre et un premier jugement aura lieu dans quelques mois. Lors du séminaire des organes déconcentrés, le président fédéral annonçait provisionner 15 à 20 k€ de risques. « Pas suffisant » selon Alain Saint-Arroman, « si la discrimination est reconnue, ça peut faire assez mal. ». Même si Céline Lagadic ne décroche pas sa réintégration, la facture finale pourrait être salée.

Il faudra alors trouver l’argent pour verser ces pénalités. Peut-être verra-t-on l’arrivée du fameux apport de 260 000 € promis par Bachar Kouatly pendant la campagne ? À moins qu’il ne soit décidé de faire passer les joueurs à la caisse, quitte à renier une autre promesse, celle de ne pas augmenter les licences… Faire assumer les conséquences de mauvaises décisions à ceux qui ne les ont pas prises démontrerait que Bachar Kouatly a véritablement l’âme d’un homme politique.


Interrogé, Bachar Kouatly n’a pas répondu aux questions que je lui ai soumises, notamment pour savoir s’il confirmait les propos de Pascal Lazarre.

Je souhaite remercier toutes les personnes ayant participé à la relecture de cet article.


  1. Voir la page n°6 du relevé de décisions du Comité Directeur. 

  2. Au vu des nombreux efforts que font les syndicalistes pour démonter cet élément de langage

  3. Tout licencié a le droit de demander à accéder aux comptes de la fédération. 

  4. En réalité 1 ou 2 jours plus tard car le préavis démarre après la première présentation de la lettre de licenciement (article L1234-3 du Code du Travail). 

  5. Céline Lagadic était à environ 166 h par mois, soit 2650 ÷ 166 = 15,96 €/h, Jérôme Valenti est à 104 h par mois, soit 3181 ÷ 104 = 30,58 €/h. 

  6. Le licenciement ayant eu lieu avant l’entrée en vigueur des ordonnances modifiant le Code du Travail, les dommages et intérêts ne sont légalement pas plafonnés.