Élections à la FIDE : le Kremlin s’en mêle


jeu. 27 septembre 2018 • Matthieu Vieira

Bien décidé à ne pas laisser s’envoler l’influence de la Russie sur la Fédération Internationale des Échecs, Vladimir Poutine s’investirait personnellement pour faire élire son nouveau poulain, Arkadi Dvorkovitch, à la tête de la FIDE. Ce dernier, ancien vice-premier ministre sous Medvedef, était le président du Comité d’Organisation Local de la Coupe du monde de football en juillet dernier : il ne risque donc pas d’être dépaysé à la FIDE car en matière d’opacité et de soupçons de corruption, celle-ci joue clairement dans la même cour que la FIFA.


Les deuxième et troisième parties de ce billet sont une traduction partielle de l'excellent article de Tim Wall paru (en anglais) sur ChessBase. Je les remercie de m’avoir autorisé à les traduire.


Un petit tour d’horizon des candidatures

Depuis 23 ans Kirsan Ilioumjinov, 66 ans, régnait sans partage sur la FIDE. Rappelons que ce curieux bonhomme, multimillionnaire et excentrique (il prétend avoir été enlevé par des extraterrestres), fut aussi président de la Kalmoukie de 1993 à 2010, une petite république de la Fédération de Russie. Son amitié avec Saddam Hussein en Irak, ses visistes à Bachar El-Assad en Syrie, ses rencontres avec Mouhamar Kadhafi en Lybie ont participé à la construction de ce personnage énigmatique. Des voyages souvent aux frais de la FIDE, officiellement pour faire la promotion des Échecs. Mais l’ombre de Vladimir Poutine a souvent plané derrière.

Car aux Échecs comme en politique, Kirsan Ilioumjinov est longtemps resté l’homme de Mouscou. Avec le soutien infaillible de Vladimir Poutine, il a résisté aux candidatures Karpov et Kasparov à la présidence de la fédération internationale. Les deux anciens champions du monde, figures médiatiques incontestées de la discipline, ont tenté de le battre en 2010 puis 2014. À chaque fois, ce fut un échec, par des scores sans appel1.

Las, le vent a tourné. Suspecté par les États-Unis de financer le régime syrien et l’État Islamique, Kirsan Ilioumjinov est placé en novembre 2015 sur la liste des sanctions du Trésor américain. Plus de deux ans plus tard, la banque suisse UBS annonce à la FIDE qu’elle ferme ses comptes. L’embarras est total. Cerné, Kirsan est contraint d’annoncer qu’il ne candidatera pas à un septième mandat.

Mais Vladimir Poutine ayant plusieurs coups d’avance, il lui a déjà trouvé un remplaçant en la personne d’Arkadi Dvorkovitch. Le profil est attrayant : fils d'un ancien arbitre international, ex-président de la fédération russe des Échecs, il a longtemps baigné dans le monde politique et économique. Après avoir été conseiller du président Dimitri Medvedev, puis vice-président du gouvernement russe de 2012 à 2018, le voilà en route pour prendre la tête de la FIDE. À ses côtés, on retrouve le président de la fédération française, Bachar Kouatly, qui à peine deux ans après son triomphe français se rêve désormais un destin international.

Parallèlement, les ambitions ont poussé du côté de Georgios Makropoulos. Tel un iznogoud, l’ambitieux Deputy President2 a pris petit à petit les commandes peu après le placement de Kirsan sur la liste noire américaine. Lui retirant tout pouvoir financier avant de le destituer officiellement3, il a été le premier à annoncer sa candidature alors même que son ancien mentor se présentait. Le plan parfait pour être calife à la place du calife.

Ajoutons enfin la candidature du Grand Maître International anglais Nigel Short. Celui qui fut en 2014 sur la liste de Garry Kasparov se lance cette année en solo, se présentant comme un candidat anti-corruption. Mais comme nous le verrons plus loin, il a désormais conclu un pacte avec Arkady Dvorkovitch, quitte à rogner sur ses exigences d’indépendance des fédérations vis-à-vis des gouvernements.

Car dans cette bataille de bluff, de mauvaise foi et de gros sous, Arkady Dvorkovitch peut se targuer d’un soutien de poids : celui de l’appareil diplomatique du Kremlin et de son tsar en personne.

Poutine demande à Israël de soutenir Dvorkovitch

Lors d’une rencontre avec le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou au Kremlin le 11 juillet, Vladimir Poutine lui aurait demandé d’obtenir de la fédération israélienne des Échecs qu’elle supporte Dvorkovitch, en promettant qu’en retour, la Russie travaillerait à ce que « le prochain championnat » se tienne en Israël.4

Ironie du sort, alors qu’il ne savait rien de la promesse poutinesque, le Jérusalem Post a titré son article relatant la recontre : « À Moscou, la partie d’Échecs à haut risque entre Netanyahou et Poutine ».

Cette intervention à un si haut niveau a été révélée dans un courriel envoyé par Mme Pnina El-Al, directrice adjointe du service culturel du ministère des Affaires Étrangères, à la fédération israélienne des Échecs. Écrit en hébreu, ce courriel portant l’entête officiel du ministère israélien des affaires étrangères met pour la première fois en évidence l’étendue des efforts du gouvernement russe pour faire basculer l’élection en sa faveur :

Courriel

Lors de la rencontre du premier ministre Netanyahou avec le président russe Poutine la semaine dernière [le 11 juillet], le président russe a demandé au premier ministre le soutien d’Israël pour la candidature de l’ancien premier ministre Arkady Dvorkovitch à l’élection à la présidence de la FIDE. Poutine a, pour sa part, dit qu’en retour la Russie supporterait la candidature d’Israël pour accueillir le prochain championnat.

Je souhaiterais connaître votre opinion à ce sujet.

Salutations,

Pnina El-Al

Une telle intervention apparaîtrait comme étant en contradiction avec l’adoption par la FIDE des principes du Comité International Olympique (CIO), qui proscrit les pressions gouvernementales sur les organisations sportives depuis une résolution adoptée par l’assemblée générale de l’ONU à New York en 2014.

La Charte Olympique de 2015 (page 13) elle-même proscrit clairement l’« influence extérieure » dans ses Principes Fondamentaux de l’Olympisme :

Reconnaissant que le sport est pratiqué dans le cadre de la société, les organisations sportives au sein du Mouvement olympique auront les droits et obligations inhérents à l’autonomie, à savoir le libre établissement et le contrôle des règles du sport, la définition de leur structure et gouvernance, la jouissance du droit à des élections libres de toutes influences extérieures et la responsabilité de veiller à ce que les principes de bonne gouvernance soient appliqués.

L’équipe de Dvorkovitch a réagi par l’intermédiaire de Bachar Kouatly, candidat au poste de Deputy President, qui nie le fait que des réglementations de la FIDE ou du CIO aient été enfreintes : « À ma connaissance, l’information à propos de notre campagne pour la FIDE a été mentionnée à différents officiels, incluant des contacts dans les ambassades, mais seulement pour informer nos partenaires de ce fait et jamais en promettant quelque chose contre un vote. »

« Informer les partenaires à propos d’une campagne est quelque chose de normal, à condition que rien ne soit offert en retour et nous condamnons fermement toutes les tentatives d’achat de votes, que ce soit en utilisant l’argent, les capacités de la FIDE ou en faisant des faveurs administratives. Nous insisterons sur le fait que tous les candidats doivent suivre les mêmes principes », continue la déclaration.

Kouatly promet aussi que, si Dvorkovitch était élu, il prendrait « toutes les mesures requises pour prévenir les ingérences politiques dans les affaires des fédérations, tout en recherchant des partenariats à long terme avec les gouvernements nationaux, pour développer les Échecs à travers le monde. »

Un argumentaire qui ne convainc pas Malcom Pein, candidat du ticket Makropoulos : « Nous avons le triste spectacle de Bachar Kouatly allant à travers le monde pour dire aux délégués votants qu’il n’y aura pas d’influence du Kremlin s’il est élu, pendant qu’au même moment nous voyons Vladimir Poutine essayer lui-même d’influencer l’élection et les ambassades de Russie mobilisées dans le monde entier. »

Le réseau diplomatique s’active

« On observe de nombreuses ambassades de Russie à travers le monde, des douzaines, approcher les présidents des fédérations ainsi que les dirigeants des comités olympiques nationaux et des hommes politiques » peste Adrian Siegel, le trésorier de la FIDE depuis 2014, qui a rejoint la liste de Makropoulos. « En Amérique du Sud, presque toutes les fédérations ont été approchées et il leur a été demandé de voter pour Dvorkovitch. Lorsqu’un délégué d’une fédération semblait s’y opposer, il y a eu des tentatives pour le faire remplacer. »

Il cite en exemple l’Uruguay, où une lettre adressée au maître international Bernardo Roselli Mailhe, le président de la fédération uruguayenne des Échecs, par Viktor Popovich, conseiller à l’ambassade de Russie en Uruguay, semble offrir une certaine contrepartie en cas de vote pour Dvorkovitch. Contactée par ChessBase, la fédération uruguayenne des Échecs a refusé tant de confirmer que de démentir l’existence de cette lettre, où Popovich écrirait :

Au vu des liens étroits d’amitié entre nos pays, j’apprécierais grandement votre précieux soutien pour la candidature de M. Arkadi Dvorkovitch à la présidence de la FIDE pour les élections susmentionnées.

Lettre à la fédération uruguayenne

De plus, Popovich semble clairement suggérer que l’influence politique et commerciale de Dvorkovitch pourrait bénéficier aux Échecs uruguayens et aux officiels eux-mêmes.

L’offre financière incitative apparaît parfois encore plus nettement. Une lettre envoyée par l’ambassade de Russie au ministre brésilien des affaires étrangères, dont la fédération brésilienne des Échecs confirme avoir reçu une copie, vante longuement les mérites de Dvorkovitch, avant d’en venir directement au fait :

Si [Dvorkovitch] est élu, il est possible d’envisager une augmentation dans le budget de la FIDE destiné à financer le développement des Échecs dans ses pays membres. Dans ce contexte, la Fédération russe apprécierait le soutien de la République fédérative du Brésil à la candidature de M. Arkadi Dvorkovitch.

Lettre à la fédération brésilienne

Siegel affirme également qu’« en Azerbaïdjan, le président Ilham Aliyev a essayé de faire pression sur la Géorgie voisine et le président de sa fédération des Échecs, Zurab Azmaiparashvili » tandis qu’« en République tchèque, le premier ministre pousse le président de la fédération nationale à supporter Dvorkovitch Une accusation démentie par ce dernier qui indique à ChessBase qu’« aucun membre du gouvernement ne [l]’a contacté. »

De son côté, Goran Urosevic a raconté sur Twitter que le délégué de la fédération serbe aurait changé après des promesses d’argent : « 40 k€ avant l’élection, 220 k€ pour 4 ans » écrit-il sans qu’il ne soit possible de vérifier ses dires…


Plus que cinq jours avant le 3 octobre et nous saurons qui mettra la main pour quatre ans sur la FIDE et ses près de 3 millions d’euros de budget. En attendant, tous les coups semblent permis.

Makropoulos a ainsi annoncé qu’il avait déposé une plainte devant le bureau éthique et conformité du CIO et devant la commission d’éthique de la FIDE en demandant à ce que Dvorkovitch soit exclu de toute activité échiquéenne pendant 8 ans, ce qui entraînerait son inégibilité. Face aux accusations de corruption, ce dernier a immédiatement répliqué, portant plainte pour calomnie et diffamation devant la justice suisse.

De son côté, Nigel Short aime à rappeler que Makropoulos a profité du système pendant plus de trente ans, et qu’il est facile de venir le dénoncer quand cela se retourne contre lui. Déterminé à mettre sur la touche le candidat grec et son équipe, le grand maître anglais a conclu un pacte avec Arkady Dvorkovitch. Selon les suppositions du Guardian, Short appellerait à voter Dvorkovitch au second tour5. Pas sûr pourtant que tous ses soutiens se rallient à la liste russe.

Une défection de taille a d’ailleurs déjà été enregistrée : après avoir parrainé Short en juin dernier, la fédération anglaise des Échecs a finalement annoncé qu’elle voterait Makropoulos, mettant clairement en avant les mauvaises relations diplomatiques entre Londres et Mouscou depuis l’affaire Skripal.

Une véritable partie de poker menteur a démarré. Car tandis que la liste d’Arkady Dvorkovitch revendique plus de 90 votes, Georgios Makropoulos se voit élu avec 114 voix. Sachant qu’il y a une douzaine de fédérations soutenant Nigel Short, et au total 186 votants… l’équation est tout simplement impossible.

Il y a fort à parier que les grosses valises circuleront jusqu’à la dernière minute, pour tenter de « convaincre ». Car dans un mode d’élection où chaque fédération vaut une voix quel que soit son nombre de licenciés, même le délégué d’une minuscule fédération est un soutien de poids.

À moins d’une grosse surprise, Dvorkovitch l’emportera sans problème. Le tout avec la bénédiction de Vladimir Poutine. Lorsqu’ils se sont officiellement rencontrés à la fin du mois de juillet, Dvorkovitch se serait félicité de l’organisation réussie de la Coupe du Monde de football. Et le chef de l’État de lui répondre dans un sourire : « Ce sera aussi le cas quand tu seras élu président de la FIDE. »


  1. En 2010, Karpov obtient 55 voix contre 95 pour Kirsan. En 2014, Kasparov obtient 61 voix contre 110 pour Kirsan. 

  2. Le Deputy President se situe entre le président et les différents vice-présidents délégués. 

  3. Plus précisément, c’est la commission d’éthique de la FIDE qui a suspendu Kirsan Ilioumjinov pour une période de 18 mois, scellant la fin de son mandat. 

  4. Ni l’email de Mme El-Al, ni l’article de ChessBase ne précisent le championnat mis dans la balance par Vladimir Poutine, mais il y a fort à parier que ce soit le championnat du monde. 

  5. Si aucun des candidats ne recueille plus de la moitié des suffrages, un 2nd tour sera organisé avec les deux meilleurs du 1er tour.